Souhaitée, des deux côtés de la Méditerranée, par tous ceux qui aspirent à des relations véritablement apaisées entre l’Algérie et la France, la réconciliation des mémoires semble toujours poser des problèmes chez l’ancienne puissance colonisatrice. La remise, le 20 du mois en cours, par Benjamin Stora, un historien natif de Constantine, au président français, Emmanuel Macron qui l’avait désigné, en juillet 2020, pour élaborer, côté français, un rapport sur la question mémorielle entre les deux pays, l’illustre, on ne peut mieux. C’est, en effet, par un véritable tir de barrages que ce rapport a été accueilli par quasiment tous les partis de droite et d’extrême-droite et les nostalgiques de “l’Algérie de papa”, toujours aussi puissants dans la société française et dans les rouages de l’Etat français. Et ce, alors qu’il est très loin de répondre aux attentes des Algériens sur la question. C’est à se demander quelle aurait été la réaction de toute cette engeance nostalgique d’un passé criminel si Benjamin Stora s’était engagé dans un véritable travail de réconciliation des mémoires. Nul doute que les accusations “de trahison et de lâcheté” qui lui ont été servies à peine la teneur de son rapport connue se seraient muées en appel au lynchage pur et simple.
Duplicité française…
Contrairement à ce que pourrait laisser supposer ces réactions hostiles de parties françaises au rapport de Benjamin Stora, celui-ci ne va pas au fond des choses. Et ce, comme l’attestent nombre de réactions enregistrées de ce côté-ci de la Méditerranée. D’aucuns y décèlent, en effet, des signes évidents de la duplicité des plus hautes autorités de l’Hexagone dans tout ce qui touche à l’Algérie. Et, surtout, à la sombre période coloniale qu’elle a eu à subir durant 132 années. Une duplicité qui tient, tout à la fois, au refus de ces mêmes autorités de reconnaître franchement le caractère foncièrement criminel de la colonisation et au poids, toujours pesant et présent, dans la société française et les rouages de l’Etat français, des nostalgiques de l’empire colonial français. Et qui se traduit, à chaque fois que le sujet est mis sur la table, d’associer à toute condamnation, aussi légère soit-elle, de la période coloniale, le rappel des bienfaits supposés de celle-ci. Macron n’échappe pas, à l’évidence, à cette manière sournoise de traiter, côté français, le passé colonial de son pays. Notamment, en ce qui concerne l’Algérie. Il suffit de se rappeler le virage à 180° qu’il a opéré entre les déclarations qu’il a faites, en 2017, à Alger, alors qu’il n’était encore que candidat à l’élection présidentielle, et celles qu’il a tenues à peine rentré en France. Alors qu’à Alger, il n’avait pas hésité – brisant en cela une unanimité qui avait cours en France à considérer cette période de son histoire plutôt comme l’expression de sa grandeur et de son rayonnement dans le monde – à qualifier le colonialisme “de crime contre l’humanité (…) et de vraie barbarie (qui) fait partie de ce passé que nous devons regarder en face en présentant aussi nos excuses à l’égard de celles et de ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes”, de retour dans son pays, il (re)fait sien le discours habituel en la matière: “ Oui, en Algérie, il y a eu la torture, mais aussi l’émergence d’un État, de richesses, de classes moyennes, c’est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de civilisation et des éléments de barbarie”.
Un rapport pernicieux?
Pour nombre d’historiens algériens, le rapport de Benjamin Stora n’est pas exempt de cette duplicité. S’inscrivant en faux contre les attentes des Algériens, l’historien français natif de Constantine a évité, selon eux, d’aborder la question mémorielle d’une manière globale; en clair, en prenant en considération toute la période coloniale et en traitant de tous les crimes et dépassements qui y ont été commis. Plus explicite sur ce point, le chercheur en histoire Mohamed El-Korso, accuse la France, par le biais de ce rapport, “de (vouloir) faire de la question des harkis un problème fondamental, une espèce de nœud gordien entre les deux pays ». Et, par la même, occasion “ de placer les Algériens en position d’accusés” et ce, dans le cas où “le dialogue des mémoires venait à ne pas avancer”. Il faut savoir que l’un des points avancés par Benjamin Stora dans son rapport a trait, précisément, “à la facilitation des déplacements des harkis et de leurs enfants, entre la France et l’Algérie”. Comme les autres historiens (algériens) qui ont déjà réagi à sa publication, à l’instar, entre autres, de Kamel Khellil et de Mebarek Djaâfri, Mohamed El-Korso soutient qu’un véritable dialogue des mémoires n’a de sens que s’il englobe toutes les questions en suspens. Partant du principe, évident pour tous ceux qui veulent traiter d’une manière objective, sérieuse et sans duplicité la lancinante question mémorielle entre l’Algérie et la France, il a, en effet, péremptoirement affirmé que dans celle-ci, “il y a plus important que le problème des Harkis” qui est, a-t-il tenu à le préciser, “un problème franco-français”. Et de citer, pêle-mêle, “les crimes contre l’humanité” commis en Algérie, “les essais nucléaires” qui y ont été effectués par l’ancienne puissance colonisatrice, “le rapatriement des corps et crânes” des résistants algériens transférés illégalement et honteusement en France, le problème “des disparus, en France”, et celui “des archives”. Ce qui ne veut absolument pas dire que le contentieux entre l’Algérie et la France se limite à ces seuls questions et problèmes. Aussi bien les historiens précités que d’autres personnalités nationales des mondes des médias et de la Culture, ont, en effet, défendu la nécessaire restitution à l’Algérie “de tous les biens culturels et historiques” que la France à transférer de l’autre côté de la Méditerranée et dont un grand nombre se trouve exposé dans des musées français. Ou, tel le fameux canon Baba Merzoug – la Consulaire, pour les français – qui protégeait la ville d’Alger avant 1830 et qui, depuis son transfert en France, orne, la bouche tournée vers le sol, une place de la ville bretonne de Brest.
La question mémorielle divise la France…
Si le rapport de Benjamin Stora a mécontenté les Algériens, en France, les réactions ne lui sont pas, également et dans leur majorité, favorables. Comme signalé plus haut, des personnalités politiques de droite et d’extrême-droite ont violemment réagi à son contenu. Michèle Tabarot, députée du parti “Les Républicains » de l’ancien président Sarkozy y a vu “une faute impardonnable” qu’elle impute au président Emmanuel Macron. Chargeant également ce dernier, Louis Aliot, militant du Rassemblement National (RN), l’ex-FN (Front national) de Marine Le Pen, et maire de Perpignan, une ville du sud de la France, s’est demandé si l’actuel président de la République française “n’avait pas décidé”, par le biais dudit rapport qu’il a qualifié de “honteux” et de son rédacteur, “le trotskyste Stora, de déclarer une guerre mémorielle à des familles françaises durement éprouvées par les atrocités du FLN et ses porteurs de valise”. Fort heureusement, ces voix revanchardes ne sont pas les seules à se faire entendre; d’autres plus objectives se sont élevées pour dénoncer la colonisation française de l’Algérie et tous les crimes contre le peuple algérien auxquels elle a donné lieu. Celle de Jean Michel Apathie, ancien journaliste politique de Canal+ est du nombre. Intervenant dans la soirée d’avant-hier sur la chaîne LCI, il a ouvertement appelé “à la présentation par la France d’excuses aux Algériens”. Étayant sa position, il a déclaré que “la colonisation de l’Algérie n’était semblable à aucune autre”. Et qu’elle a été marquée par des crimes abominables”. Outre la brutalité de la répression exercée par l’armée durant la phase de conquête, Jean Michel Apathie a résumé les “bienfaits” de la colonisation française de l’Algérie en trois sinistres actions: “ On a volé la terre aux Algériens; on a (sciemment) empêché la scolarisation de cinq générations” d’autochtones; et, ce faisant, “on les a condamnés à l’ignorance et à l’analphabétisme”.
Mourad Bendris