Le journal français Le Monde a publié une série en six volets intitulée « L’énigme Mohammed VI », dans laquelle il tente de dresser un portrait global du roi du Maroc après plus d’un quart de siècle au pouvoir. Une enquête qui met en lumière ses contradictions personnelles et politiques, le réseau de pouvoir qui l’entoure, les rivalités internes, ainsi que le rôle ambivalent qu’il joue entre l’intérieur et l’extérieur.
Mohammed VI : un roi à deux visages et une équation impossible
Vingt-six ans après son accession au trône, Mohammed VI soulève toujours plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Entre l’image d’un roi moderne menant de grands projets et celle d’un homme affaibli apparaissant sur une petite chaise lors de la prière de l’Aïd, le Maroc se retrouve face à une profonde contradiction : un roi présent sur la scène diplomatique, mais absent de la vie politique intérieure.
La série de Le Monde ne révèle pas seulement des détails protocolaires ou des anecdotes de palais, mais une vérité plus profonde : au Maroc, le pouvoir ne repose pas sur les institutions, mais sur des réseaux de loyautés qui gravitent autour d’un seul homme. Une simple présence – ou absence – à une réception royale peut vous propulser au sommet de l’influence ou vous reléguer dans l’oubli.
À l’extérieur, Mohammed VI sait jouer ses cartes. Avec la France par exemple, il a exercé une pression intense jusqu’à obtenir de Paris une reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. À l’intérieur, il a offert aux islamistes la direction du gouvernement après 2011, mais les a laissés seuls face à la colère populaire, avant de redevenir l’arbitre absolu au-dessus de tous.
Les réformes promises au début de son règne ne se sont jamais matérialisées. Ce qui demeure, ce sont des chantiers économiques et des ports modernes, contrebalancés par un blocage politique étouffant. L’Occident se satisfait de cette équation, qui lui garantit un partenaire stable. Mais le prix est payé par les Marocains sous forme de pauvreté, de marginalisation et de silence forcé.
Le roi détient le titre d’« Amir al-Mouminine » (Commandeur des croyants), qui le place au-dessus de toute concurrence politique ou religieuse. Avec ce pouvoir, il peut interdire l’abattage rituel sous prétexte de crise, puis sacrifier lui-même devant les caméras pour réaffirmer son autorité symbolique.
Ainsi se dessine « l’énigme Mohammed VI » : un roi à deux visages, distribuant des sourires au volant d’un jet-ski sur la plage, puis réapparaissant en souverain sacré qu’aucun rival n’ose défier. Après un quart de siècle de règne, la question ne concerne plus seulement sa santé ou ses absences, mais l’avenir d’un pays figé entre une économie modernisée et une politique archaïque
Images contradictoires d’un roi entre fragilité et vitalité
Lors de l’Aïd al-Adha (juin 2025), le roi est apparu à Tétouan, assis sur une petite chaise, le visage pâle, suscitant des inquiétudes sur sa santé. Quelques jours plus tard, il était aperçu souriant, pilotant un jet-ski à Cabo Negro.
Mais ces signes de fragilité physique alimentent aussitôt les luttes internes pour le pouvoir et les « calculs de l’après-Mohammed VI », en l’absence de vision claire pour la succession. Cette contradiction incarne toute une époque : un roi à la fois présent et absent, ouvrant la voie aux spéculations sur l’avenir du trône et les rivalités du palais.
Le Makhzen : un pouvoir régi par les rituels
Le système marocain repose sur un cercle restreint appelé le Makhzen, où les rituels déterminent la place de chacun.
Apparaître auprès du roi lors de la Fête du Trône ou d’une grande cérémonie signifie rester dans le cercle du pouvoir, tandis que l’absence est interprétée comme une disgrâce. En 2025, l’absence remarquée de Yassine Mansouri, chef du renseignement extérieur (DGED), au cortège royal de l’Aïd à Tétouan, a alimenté les spéculations sur une brouille au sommet.
Le protocole devient ainsi un outil politique, porteur de messages de loyauté ou de sanction.
Ce mécanisme n’est pas nouveau : en 2012, le milliardaire Othman Benjelloun avait été brusquement écarté des invitations royales, après une rivalité autour du contrôle de la holding royale SNI (devenue Al Mada en 2018).
Selon Le Monde, le système repose sur un équilibre fragile entre les proches du roi. Toute perturbation se traduit aussitôt par des signaux protocolaires, interprétés comme des messages politiques forts.
Le Sahara occidental : un levier de pression diplomatique
À l’étranger, Mohammed VI utilise habilement la question du Sahara occidental comme arme diplomatique. En octobre 2024, il a accueilli Emmanuel Macron avec un faste royal, en échange d’une contrepartie claire : la reconnaissance française de la « souveraineté marocaine » sur le territoire disputé.
Cet épisode est présenté par Le Monde comme l’aboutissement d’années de pressions diplomatiques exercées par Rabat sur Paris, transformant le Sahara en outil stratégique pour peser dans les relations avec les grandes puissances.
Un début prometteur… sans réformes politiques
À son arrivée au pouvoir en 1999, Mohammed VI s’était présenté comme un roi jeune et moderne. Marrakech s’était imposée comme vitrine culturelle à travers son festival du cinéma et les soirées mondaines des palais. L’apparition publique de son épouse Lalla Salma avait même été perçue comme une rupture symbolique avec l’ère Hassan II.
Mais derrière cette façade de modernité, le paysage politique est resté figé. Les réformes se sont limitées aux secteurs économiques et culturels, tandis que le véritable pouvoir demeurait concentré dans le palais.
« Amir al-Mouminine » : un pouvoir au-dessus de tous
Le titre religieux d’« Amir al-Mouminine » confère au roi une autorité absolue, à la fois spirituelle et politique. En 2025, il avait exhorté les Marocains à ne pas sacrifier de moutons pour l’Aïd, avant d’apparaître lui-même à la télévision pour en immoler deux, renforçant ainsi son pouvoir symbolique.
Cette pratique rappelle celles de son père, Hassan II, qui avait interdit le sacrifice à trois reprises (1963, 1981 et 1996).
Les islamistes piégés, une Constitution cadenassée
Après le mouvement du 20 février en 2011, le roi avait laissé les islamistes diriger le gouvernement. Mais ces derniers, impuissants face aux crises sociales et au chômage, sont vite apparus comme de simples exécutants, tandis que le pouvoir réel restait aux mains du palais.
Même la Constitution de 2011, présentée comme une grande avancée, n’a pas réduit les prérogatives royales, reléguant parlement et gouvernement à un rôle secondaire.
Modernisation économique, blocage politique
Le portrait dressé par Le Monde est limpide : un roi moderne, à la tête de grands chantiers comme le port Tanger-Med, projetant son pays comme un pont entre l’Afrique et l’Europe ; mais aussi un souverain autoritaire, monopolisant le politique et le religieux, réduisant les institutions à la forme sans le fond.
Résultat : une économie qui semble se moderniser pour séduire l’extérieur, mais une politique paralysée qui étouffe l’intérieur.
Après vingt-cinq ans de règne, Mohammed VI reste une énigme ouverte : un roi souriant sur un jet-ski, mais gouvernant en « Commandeur des croyants » intouchable. Une image brillante pour l’Occident, et une réalité intérieure en crise, qui soulève une question centrale : où va le Maroc sous le règne d’un roi à deux visages ?